24 mars 2020

Virus et distance de classes ?

"Après, une réflexion plus générale sur les salaires et les métiers sera nécessaire."

France Inter - Edito éco (Dominique Seux) : Virus et distance de classe?

Dominique Seux admet donc que le marché ne permet pas de rémunérer le travail au niveau de son utilité sociale . Mais cette utilité sociale doit aussi être reconnue par le pouvoir du collectif de travail dans l'entreprise.

Dans notre société, actuellement, c'est l'emploi qui définit le travail. Sans emploi, l'activité des travailleurs n'est pas reconnue socialement.
Prenons l'activité "tondre". Exercée le samedi chez soi, cette activité n'est pas un travail, mais du loisir. Il faut qu'elle soit exercée par les agents d'une entreprise sous-traitante de la collectivité pour que cette activité soit reconnue comme un travail. Exercée par un agent publique, elle est même considérée comme un coût alourdissant les impôts.
Les centaines de bénévoles qui s'engagent auprès des associations (alimentation des plus pauvres dans les restaurants du cœur ou dans les épiceries sociales, défense des sans abri, soutien scolaire en milieu défavorisé, accompagnement des migrants, etc.) ont une grande utilité sociale et sont nécessaires pour pallier les imperfections de notre Etat social. Cette utilité n'est pourtant pas reconnue financièrement et cette activité n'est pas reconnue comme un travail.

Depuis sont élection, Emmanuel Macron favorise avant tout les actifs qui travaillent, alors qu’elle fait une majorité de perdants du côté des retraités comme des chômeurs. Pourtant, 69% des maires des 35000 commune sont des retraités, 38% des retraités consacrent en moyenne 26 jours par an au fonctionnement de l'association dont ils sont adhérents, ils représentent 50% des dirigeants du monde associatif dont le budget annuel pèse 5 Md€ hors associations sportives. 62% des associations caritatives à but humanitaire et 59% des associations de défense d'intérêts sont présidées par des retraités et ceux-ci ont créé 40% des nouvelles associations. Les retraités, des inactifs si actifs!

Qu'est-ce qui accroît la valeur du travail si ce n'est la qualification et l'expérience de celui qui le fait? Les jeunes, en apprentissage ou en étude supérieure, travaillent à améliorer leur qualification. Leur utilité sociale est d'améliorer la qualité du travail qu'ils feront et, quand ils mettront ce travail au service d'un projet, ils le feront avec une qualification supérieure. Et tout au long de leur vie de travail, ils amélioreront leur expérience au bénéfice de la société.

Avec l'invention de l'élevage et de l'agriculture, les Êtres humains ont inventé le travail, ils passent plus de temps aux champs ou à s'occuper de leurs animaux que leurs ancêtres à chasser ou à cueillir leur nourriture. Depuis le néolithique, pour l'Homme, le travail c'est la vie, la vie c'est le travail.

De la même façon qu'une partie du cheptel de l'éleveur était épargnée pour la procréation, de la même façon qu'une partie de la récolte du cultivateur était épargnée pour la plantation préparant la prochaine récolte, les travailleurs investissent les profits tirés de la valeur ajoutée pour développer les entreprises qui les font vivre.

Le PIB ne mesure pas toute la valeur créée, seulement la richesse produite par le travail en emploi. Les salariés touchent les 2/3 du PIB depuis le milieu des années 1980 et fournissent aux entreprises le tiers du PIB en profits. Produits par les salariés, salaires et profits posent les problèmes de la distribution des salaires et du pouvoir sur les profits.
La destination de la valeur ajoutée en moyenne en France depuis le milieu des années 1980
La dispute fondamentale entre employeurs et salariés ne porte pas seulement sur le niveau et la distribution des salaires, mais aussi sur la destination des profits produits par les salariés.

La distribution des salaires

Les salaires sont fixés de gré à gré (ou presque) sur la place du marché du travail. Ils étaient fixés selon des accords de branche basés sur un certain nombre de règles prenant en compte les qualifications. Mais l'individualisation a entraîné une limitation de la plupart des salaires d'une part et une inflation d'une minorité des salaires, ceux des dirigeants jusqu'à la déraison de ceux des PDG du CAC 40.
Ce ne sont pas la qualité propre des PDG qui fait le niveau de leur salaire. Les PDG sont une invention des années 1970 qui ont vu les fonctions de président qui représente la défense des intérêts des actionnaires et de directeur général qui conduit le projet d'entreprise. La conduite du projet d'entreprise est soumise aux intérêts des actionnaires. Le PDG est simplement soumis au bâton du licenciement sans préavis et à la carotte d'un salaire très élevé.
La moitié des salaires sont inférieurs à 1800€ par mois. Sans les dispositifs de justice sociale développés en France, le taux de pauvreté primaire à 60% de la médiane est de 22%. Les 1% les plus riches accaparent plus de 20% des revenus et possède près de 35% du patrimoine dont 90% est hérité.

Le cadrage des salaires testé ici suppose que tous les actifs sont employés, que le taux de remplacement des pensions est de 75% à 60 ans, que les salaires initiaux sont fixés selon 5 niveaux de qualification avec un écart de 20% entre deux niveaux et que l'emploi (participation à un projet d'entreprise ou à une fonction publique) fait évoluer le salaire annuellement pour doubler le salaire initial au bout d'une carrière complète (de 18 à 60 ans). Avec un PIB de 2353Md€ et 2/3 consacrés aux salaires (comme aujourd'hui, on obtient le tableau de distribution suivant:
Rémunérer qualification et expérience pour sortir les salaires du "marché du travail"
Avec une médiane à 3250 €, 98% des actifs, chômeurs et retraités gagneraient à revendiquer cette distribution socialisée des salaires pour valoriser leur qualification et leur expérience pour chacun d'eux.

Mais pourquoi imposer une réduction de la pension par rapport au dernier salaire si l'on souhaite reconnaître l'utilité sociale des retraités? Leur qualification et leur expérience ne diminue pas avec leur libération de l'emploi.
Rémunérer qualification et expérience pour sortir les salaires du "marché du travail"
et assurer un taux de remplacement de la pension par rapport au dernier salaire à 100%
La médiane est toujours à 3250 € et la situation de 98% des actifs, chômeurs et retraités est toujours plus favorable qu'aujourd'hui. Cette simulation a été faite sur tous les actifs, salariés, chômeurs et indépendants.

Selon une étude interne de l'INSEE, si la moyenne de la part salariale dans la VA s’établit à 67 % en 2006, dans la moitié des entreprises elle est supérieure à 73 %, et pour un quart des entreprises elle est inférieure à 44 %. Cela signifie qu'on ne peut pas traiter la question de la compétitivité des entreprises de façon indifférenciée et les exonérer indifféremment de cotisations sociales. C'est d'un incroyable effet d'aubaine pour la moitié des entreprises. Le seul moyen d'améliorer la compétitivité des entreprises qui souffrent d'un défaut de profit, c'est la cotisation salariale sur la valeur ajoutée aux 2/3, moyenne stable depuis 40 ans.

Le pouvoir sur le profit

Et le profit? Il est donné à la société d'actionnaires qui en fait ce qu'elle veut. Le pouvoir de la société d'actionnaires est total. En tant qu'employeur, c'est elle qui décide de la stratégie, des emplois et des salaires. Les salariés doivent proposer sur le marché du travail la meilleure "employabilité" pour trouver un emploi et obtenir le meilleur salaire possible concurremment aux autres salariés. Mais ils sont mis en concurrence pour trouver un emploi et pour obtenir un salaire, ce qui constitue un énorme handicape dans les négociations avec l'employeur.

L'entreprise n'existe pas, c'est une fiction présentée comme bien commun. Cette fiction vise l'acceptation par les salariés des décisions de la société d'actionnaires qui défend les intérêts des actionnaires. Les salariés doivent militer pour une autre vision de l'entreprise.
Formation de l'entreprise à partir des contributions respectives de la société d'actionnaires et du collectif de travail
Le capital social constitue le noyau des ressources de l'entreprise. Complété par les avances sur profits apportées par les banques, il permet de constituer les actifs qui permettront au collectif de travail de produire les profits et de réparer les actifs, de rembourser les avances des banques, de sécuriser et de développer les fonds propres avec le report à nouveau (bénéfices antérieurs non distribués et non mis en oeuvre).

La figure montre la contribution du collectif de travail (en rouge) relativement à la société d'actionnaires (en bleu) pour apporter les ressources nécessaires à la constitution des actifs. En moyenne, le capital social représente moins du tiers des ressources.

Donner un statut distinct de la société d'actionnaires à l'entreprise permettrait de donner le pouvoir juste au collectif de travail, celui qui reconnaîtrait sa contribution aux ressources. Ce pouvoir serait exercé au sein d'un conseil d'entreprise - les salariés ne seront jamais plus qu'auditeurs invités au conseil d'administration (objet de la société d'actionnaires) - formé de représentants du collectif de travail et de représentants de la société d'actionnaire à proportion du capital social dans les ressources (K%).

Le droit au revenu sans travail est un droit de la propriété exorbitant et son excès confiscatoire sur les profits aussi, il est confiscatoire. Le droit au pouvoir total dans l'entreprise est exorbitant et empêche la reconnaissance de la contribution du collectif de travail aux ressources de l'entreprise.

De plus, l'après "soutien à l'économie" ne peut l'ignorer, ce soutien déjà donné en temps de paix sanitaire au nom de la compétitivité, rend insensé le fétichisme du droit de propriété dans le modèle actuel. La socialisation de l'entreprise - je dis bien socialisation et non nationalisation, en dehors des secteurs vitaux pour l'Etat - est la seule politique qui rende ces aides supportable.

Les actionnaires sont gratifiés du tiers des bénéfices en dividendes, comme les salariés en primes,

L'après Covid-19

La crise sanitaire va produire une crise économique compte tenu du modèle de notre société actuelle. Mais le modèle ici présenté serait-il plus robuste? Oui, le modèle est plus robuste.

Le système de salaire est légèrement sensible à une baisse de 10% du PIB (suite à la crise du Covid-19 par exemple), mais protège tous les actifs contre la banqueroute.
Un système de salaires robuste et résiliant à une crise sanitaire ou financière
le salaire médian reste stable, les inégalités n'explosent pas et les plus pauvres ne décrochent pas.
La propriété d'usage du collectif de travail empêche les décisions hâtives sur l'avenir de l'entreprise en investissant dans les ressources primes et dividendes avec le report à nouveau pour palier le défaut de profit.

L'après ne doit pas se limiter à "une réflexion plus générale sur les salaires et les métiers[...].". Le problème de la société n'est pas qu'un problème de pouvoir d'achat. Le problème de la société est un problème de modèle.