17 avr. 2015

La forme française du modèle social européen

La société européenne est soumise depuis quarante ans à une succession de réformes censées préserver son modèle social. Ces réformes ont fait apparaître une forte mobilisation contre elles, insuffisamment alimentées par le débat. Elles ont été réalisées par ceux qui savent pour le bien de ceux qui ne veulent pas.

Après les attentats contre Charlie, les rassemblements du 11 janvier ont permis aux Français d’éprouver le sentiment d’appartenir à une société qui se dressait contre l’agresseur : les citoyens ce sont mobilisés pour la République agressée.

Pour faire « Société », il faut une promesse communément acceptée. Si les Américains sont rassemblés par l’idée de pouvoir faire fortune, les Européens fondent leur société sur la promesse d’un emploi qui assure les ressources de chaque salarié et de leur famille, ainsi que celles d’une protection sociale efficace qui n’oublie personne.

Quand le ministre de l'économie* veut « des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires », il veut changer la promesse sur laquelle est bâtie la société française. Cela constitue une rupture à l’effet catastrophique sur le lien social. Chacun cherche alors une identité régionale, ethnique, religieuse, nationale ; chacun cherche sa tribu.

Le modèle social européen assure la cohésion sociale grâce à :

  • l’entreprise, lieu de la composition du capital et du travail au bénéfice d’un projet commun porté par un modèle économique susceptible de produire de la richesse (investissement, salaires et dividendes) ;
  • un certain nombre d’institutions étatiques ou non qui assurent la protection sociale contre les risques de la vie : chômage, maladie, vieillissement (pallier l’impossibilité de travailler) et grande dépendance (pallier la grande difficulté à vivre).
La forme française de ce modèle finance la protection sociale sur les salaires (95% des actifs sont des salariés, employés ou non) et en confie le gouvernement aux acteurs sociaux (organisations syndicales et patronales) et à l’État.

Les réformes ont été imposées par les pouvoirs publics, avec le soutien du monde médiatique, au nom de l’emploi et des équilibres des comptes sociaux dans une période où le maître mot était : « il n’y a plus d’argent. ».

La nature donne la leçon pour la pérennité des espèces : la diversité des solutions. La forme française du modèle social européen est légitime, nécessaire à l’Union européenne. C’est un atout sur lequel il faut s’appuyer. Le programme de réforme doit consister à fonder l’entreprise comme bien commun et à réparer la sécurité sociale plutôt que d’en fiscaliser les ressources.

Libérer l’entreprise de la tutelle de la société commerciale


« J’aime l’entreprise » déclare la Premier Ministre**. « Il est absurde de parler de cadeau aux patrons. ».

On a tous l’idée d’une entreprise « bien commun » produisant emplois et richesses. On ne peut qu’être d’accord avec le Premier Ministre dans cette vision de l’entreprise. Mais cette vision recouvre-t-elle la réalité ?

En réalité, bien qu’elle ne contribue que partiellement au financement de l’entreprise, la société commerciale s’approprie tout le bénéfice et tout le pouvoir. Tout se passe comme si l’entreprise n’existait pas et que la société commerciale cachait ses intérêts particuliers derrière une fiction instrumentalisée.

Construire une entreprise qui reconnaisse…

La contribution de la société commerciale se lit dans la colonne « ressources » du bilan : elle est constituée des capitaux propres, réserves non comprises – les réserves sont constituées du travail emmagasiné des exercices passés. Le reste des ressources de l’entreprise est constitué des emprunts remboursés par le travail des exercices futurs. Aussi, la part légitime de propriété de la société commerciale dans l’entreprise est K < 1.

… la contribution du capital…

La production est le résultat de la composition du capital et du travail et cette composition est parfaitement décrite comme suit :
  • La part du capital est K = (capitaux propres – réserves) / ressources.
  • La part du travail est (1 – K) = (réserves + emprunts) / ressources.
Cette clef de répartition K entre les facteurs de production mesure la contribution de chacun. Elle doit déterminer la répartition des revenus et la répartition du pouvoir.

La clef de répartition entre capital et travail
Si la société commerciale n’apporte pas tout le capital, elle apporte aussi sa notoriété qui permet à l’entreprise d’obtenir des prêts à des taux favorables. Cette fonction est celle de la caution et doit être rémunérée. Mais elle doit apparaître clairement en tant que telle au niveau du compte d’exploitation de chaque exercice car elle forme un coût évalué par son poids exprimée en pourcentage de l’amortissement des crédits de l’exercice.

Le revenu de la société commerciale (résultat x K) et le produit de la caution sont partagés entre ses membres (associés ou actionnaires) selon le portefeuille en action de chacun.

… et la contribution du travail…

Chaque salarié apporte sa force de travail, mais le travail est produit par le collectif. Les qualifications, les expériences de chaque salarié contribuent collectivement à la force de travail nécessaire à la production. Personne, pas même le directeur général, n’en peut s’attribuer une part. La contribution du travail n’est pas individualisable. Son coût est évalué par le poids de la masse salariale exprimée en pourcentage de la valeur ajoutée qu’elle produit.

Le revenu (résultat x (1–K)) ne peut être partagé entre les salariés et ne peut qu’alimenter les réserves de l’entreprise.

Mais chaque salarié est placé en état de subordination dans un réseau hiérarchique. Cette situation exige une protection collective portée par les institutions représentatives du personnel animées par une vie syndicale de qualité et capable de créer un rapport de force qui relativise le poids de cet état de dépendance.

… dans la constitution du pouvoir sur l’entreprise.

Actuellement, les salariés ne sont pas (ou seulement peu) représentés au conseil d’administration de l’entreprise. Le conseil d’administration est actuellement celui de la société commerciale, l’entreprise est une fiction instrumentalisée par la société commerciale.

Pour exister, l’entreprise doit être dotée d’un statut juridique propre avec un conseil d’administration formé de K représentants de la société commerciale (chaque actionnaire dispose d’autant de voix que du nombre d’actions dont il dispose) et de (1-K) représentants du collectif de travail (chaque salarié dispose d’une voix).

Libérer la sécurité sociale de l’État.

La sécurité sociale tire ses ressources de cotisations payées par l’entreprise et calculées selon des taux différentiés appliqués aux salaires brutes.

Alors que la proportion de salariés parmi les actifs n’a jamais été si élevée qu’aujourd’hui, les partis de gouvernement ne cessent de travailler à l’étatisation de la sécurité sociale. A droite, il est question de baisser le coût du travail, à gauche de faire payer le capital.

La mécanique de la fiscalisation est simple à comprendre : si les exonérations de cotisations sociales diminuent bien le poids de la masse salariale, elles n’augmentent pas la contribution du capital. En effet, quand la masse salariale diminue d’une exonération de 100, le résultat de l’exercice augmente de 100. La CSG payée à 95% par les salariés puise pour 95 sur les salaires nets et pour 5 sur les revenus du capital. Avec la fiscalisation, pour une exonération de 100, les salariés perdent 95 de salaire net et le capital gagne 95 = 100 – 5 de résultat distribuable.

La fiscalisation de la sécurité sociale
Il est temps de construire une sécurité sociale alimentée par les salaires et gouvernée par les salariés, les représentants patronaux n’intervenant que dans la négociation de la cotisation patronale et l’État qu’en garantie de légalité. Le poids des salaires est tel que l’intégration des actifs non-salariés pourrait être organisée avec leurs représentants sans dommage pour le système.

Les cotisations, qu’elles soient salariales ou patronales sont payés par l’entreprise. L’existence de ces deux catégories permet de diversifier les taux et les assiettes : le salaire brut pour les salariés, une composition entre salaire brut et marge par exemple, pour la partie patronale.

Ce qui fait le succès du système de la sécurité sociale, c’est son universalité au niveau des ressources et des prestations (maladie, chômage, vieillesse, grande dépendance). Une réalité est bien établie : une couverture privée est renchérit le prix de la santé et ne parvient pas protéger la population ; elle n’est adaptée qu’au privilège de celui qui peut se la payer et peut se concevoir dans un esprit de liberté.

L’esprit de l’Union européenne

Dans Union européenne, le mot important est le mot « Union » et l’intelligence qu’il recouvre. Les prescriptions de l’Union ne portent pas sur les moyens, mais sur les buts. Le modèle social européen est un but décliné selon des formes nationales qui apportent la diversité dont a besoin l’Humanité.

Les réformateurs qui veulent remplacer la forme française du modèle social européen par un système censé adopter une norme européenne qui n’existe pas, ne sont pas des partisans de l’Union.

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* Emmanuel Macron dans Les Echos du 6 janvier 2015
** Manuel Valls aux Universités d’été 1014 du Medef