12 sept. 2014

Pour un nouveau compromis social

La précarisation d'un cinquième des salariés et l'insécurité de l'emploi ont tué le compromis social du vingtième siècle, l'échange sécurité contre subordination a vécu. Le fondement du prochain compromis social ne peut que réformer la gouvernance des entreprises en s'appuyant sur la contribution effective des facteurs de production.

Quel que soit la paix qui règne dans une société, des conflits apparaissent ça et là entre les individus, mais aussi entre des groupes d’individus qui défendent des intérêts communs. Un débat parfois violent, le plus souvent feutré, anime le fond de la société et oppose les individus qui ne vivent que de leur travail et ceux qui retirent la majorité de leurs ressources du placement d'un capital. Pour assurer la paix, il faut qu'un compromis social soit accepté par tout le monde.

Le vingtième siècle a vu s'affronter durement deux modèles de société : la société libérale où chaque personne peut créer ou s'approprier une entreprise et la société communiste où l'Etat est propriétaire des outils de production. Un compromis social basé sur l'échange sécurité contre subordination a assuré la stabilité des deux modèles.

Mais le modèle communiste s'est écroulé devant l'aspiration à la démocratie civile au début des années 1990 entraînant la fin du compromis. Le compromis social devient de moins en moins viable pour le modèle libéral : dans les pays développés de plus en plus de salariés ont une situation de moins en moins assurée et dans les pays en développement, les luttes sociales se développent sans déboucher sur la sécurité de la vie de salarié.

Retour sur un compromis social bien malade

Au dix-neuvième siècle, l'homme d'affaire recrutait des salariés sur une mission. Le marchand de soie fournissait le fil qu'il avait acheté au canut propriétaire d'un métier à tisser et obtenait le tissu contre une rémunération fixée par le marché. La célèbre révolte des canuts lyonnais (vers 1848) est née de la baisse de ce prix de marché qui ne permettait plus de vivre. S'il avait plusieurs métiers, le canut pouvait à son tour recruter des tâcherons pour exécuter le travail du fil fourni sur ces métiers. Il va sans dire que le salaire était encore plus limité.

Pour contrôler la viabilité de son affaire, le marchand devait pouvoir vendre le tissu plus cher que le prix du fil et la rémunération du canut. Quant au canut, il devait payer les tâcherons, amortir ses métiers et son local et garder les moyens de vivre pour lui et sa famille.

Avec le développement industriel et la nécessité d'avoir des outils de production plus importants, les travailleurs ont acquis un statut plus sécurisé de salarié:
  • contrat de travail liant l'entreprise à son salarié,
  • développement d'une carrière assurant un certain progrès social,
  • couverture sociale par la continuation de revenus malgré la cessation du travail à cause de la maladie, de la vieillesse ou du chômage.
En retour, le patron pouvait conduire son entreprise comme il le souhaitait et en gérer la richesse à sa convenance.

Au début des années 1990, le pouvoir exercé par l'Etat communiste et la différence de la situation économique obtenue dans le modèle libéral est devenu insupportable au citoyen/travailleur. Le mur de Berlin est tombé, entraînant dans sa chute les régimes communistes.

Le modèle libéral a cru la partie gagnée. Mais il a oublié que sa viabilité ne tenait que par la sécurité garantie à ses travailleurs. Or aujourd'hui, un salarié sur cinq connaît la précarité, les jeunes ne trouvent pas d'emploi permettant de porter des projets personnels, les plus vieux perdent leurs emplois avant de pouvoir prendre une retraite de plus en plus repoussée dans le temps et de moins en moins rémunérée.

La sécurité du statut de salarié s'effondre au nom de la compétitivité de l'entreprise. Le compromis social est remis en cause. La subordination n'est plus supportable - si je fais des efforts, je dois pouvoir décider de la marche des affaires auxquelles je contribue. La légitimité des choix de gestion doit être contrôlée.

Compte d'exploitation et bilan, la richesse de l'entreprise

Véritable preuve à charge contre les salaires, le compte d'exploitation est le seul tableau qui connaisse une certaine popularité. C'est le seul qui bénéficie de la publicité médiatique, le seul qui soit présenté aux salariés. Il montre de combien les achats, les salaires, les taxes et les dettes amputent le chiffre d'affaire pour donner l'EBITDA. Et pour cause, les salaires et les taxes sont les seuls paramètres d'ajustement pour le propriétaire.

Pourtant, au fur et à mesure des exercices, l'entreprise s'enrichit. Cet enrichissement, c'est le bilan qui le décrit. Le bilan comprend deux colonnes qui doivent totaliser le même montant puisque la première décrit où est placée la richesse de l'entreprise (actif) et la deuxième, d'où vient cette richesse (passif). On comprend pourquoi ce tableau connaît une publicité confidentielle. Ce bilan est pourtant riche d’informations sur les contributions des facteurs de production (capital et travail) et les reconnaissances qu’ils en obtiennent.

La contribution des facteurs de production (capital et travail)

L'ancien compromis social a a eu pour conséquence de laisser dans l'ombre cette question de la contribution des facteurs de production. Les salariés ont accepté de ne rien réclamer d'autre que la sécurité de leur situation. Les actionnaires dirigent l'entreprise et se considèrent comme propriétaire de tout le résultat produit par l'entreprise après avoir alimenté un amortissement des équipements pour assurer la disponibilité d'un outil de production efficace.

La contribution du capital - Pour créer une entreprise, le futur chef d'entreprise apporte le capital social et le complète des crédits obtenus auprès des banques pour constituer l'outil de travail , acheter les fournitures et rémunérer le travail nécessaires. C'est par son travail et celui qu'il mobilise éventuellement auprès de ses salariés ou de ses associés que le créateur d'entreprise rembourse ces crédits, qu’il investit et constitue des réserves. Au fil du temps, la richesse de l'entreprise s'accroît. Mais, ce faisant, la part relative du capital social dans cette richesse diminue. Plus l'entreprise s'enrichit, moins le poids de son capital social est important. Par exemple, le capital social d'Orange représente aujourd'hui 12% de la richesse de l'entreprise.

La contribution du travail - Tout le reste de la richesse de l'entreprise a été constitué de la capitalisation du travail (l'accumulation des bénéfices produits par le travail) et pour ce qui est du plus bas de bilan, de ce que le travail devra rembourser. C'est-ce que les salariés ont accepté de ne pas considérer contre l'assurance de la sécurité. Cette sécurité n'étant plus assurée, le poids des facteurs de production dans les prises de décisions doit être reconsidéré. C'est la juste reconnaissance du travail dans le cadre d'un nouveau compromis social.

La société n'est pas l'entreprise

Désignant à la fois le contrat par lequel quelque chose (le capital social) est mis en commun par des personnes et la personne morale à laquelle cette chose est donnée, la société finance l'entreprise et défend les intérêts des associés ou des actionnaires. Associés (société de personnes) ou actionnaires (société de capitaux) ne sont propriétaires que de leur part sociale ou de leurs actions. En tant que preneurs de risque, ils ne supportent les dettes sociales qu'à concurrence du montant de leurs apports - société à risque limité.

L'objet de la société est "l'entreprise" qui va combiner les facteurs de production (capital social mis à disposition par la société et travail fourni par les salariés) pour produire le bénéfice attendu par les associés ou les actionnaires. Mais l'entreprise n'a pas de statut juridique, elle n'est ni sujet de droit (c’est la société), ni objet de droit (elle n’est pas propriété de la société). Seuls les actifs (bâtiments, équipements, autres sociétés, comptes bancaires, etc.) sont objets de droit dont la société est partiellement propriétaire.

Activité humaine destinée à produire des biens et services, le travail n'est pas reconnu comme facteur de production de richesse. Cette activité est pourtant à l'origine du capital propre qui complète le capital social au fil des exercices par le travail passé et à l'origine du capital emprunté qui devra être remboursé par le travail futur.

On voit arriver là une autre contribution de la société représentant associés ou actionnaire, à savoir celle de caution. Si l'entreprise ne produit pas assez pour rembourser les capitaux empruntés, les associés ou les actionnaires perdront leur mise.

La société n'est pas propriétaire du salarié (sauf à rétablir l'esclavage). Le salarié est une personne physique traitant avec une personne morale: la société, pas l'entreprise. Les salaires ne devraient donc pas figurer dans le compte d'exploitation de l'entreprise, mais dans celui de la société - ils ne devraient pas peser sur la compétitivité de l'entreprise.

En fait, il serait plus juste de donner une personnalité juridique à l'entreprise et de différentier société (association à but lucratif qui réunit associé ou actionnaires) et entreprise (organisation qui compose les facteurs de production pour produire et vendre des produits ou des services).

La reconnaissance des facteurs de production

La réalité juridique des acteurs économiques ne correspond pas à la réalité économique. Ce n'est pas étonnant, la contrepartie à la sécurité de la situation salariale a consisté à laisser toute vision sur les décisions dans l'ombre. Aujourd'hui, comme l'un des termes de ce compromis social n'est plus respecté, il faut résoudre le problème.

La société est l'association lucrative d'associés (société de personnes) ou d'actionnaires (société de capitaux). La personnalité juridique de l'entreprise permettrait d’expliciter contribution et reconnaissance des facteurs de production.

Les contributions du capital représenté par la société doivent être reconnues et justement rémunérées par l’entreprise :
  • la fourniture du capital social lui donne le droit de disposer du résultat en proportion de sa part dans le bilan;
  • l'engagement pris comme caution de l'entreprise lui donne droit à rémunération.
Les contributions du travail doivent aussi être reconnues et justement rémunérées par l’entreprise :
  • le travail doit être rémunéré, salaire net et cotisations (salariales et patronales constituant le salaire total);
  • le capital ajouté au capital social est issu du travail et appartient aux salariés.
La rémunération du capital comprend donc la part du résultat qui lui revient (en proportion de la part du capital social dans le bilan) et la rémunération de la caution donnée à l'entreprise égale au dividende diminué de sa part de résultat. La caution ainsi calculé représente le coût du capital et doit figurer au compte d'exploitation.

La rémunération du travail comprend toujours les salaires totaux qui représente le coût du travail et la part du résultat qui devrait lui revenir (le complément du capital social au bilan).

"J'aime l'entreprise."

Au nom de l'aide à l'emploi, pour améliorer la compétitivité, une exonération de cotisations sociales sur les salaires les plus bas a été décidée au début des années 1990. Aujourd'hui, en 2014, cette aide représente plus de 30Md€ et touche plus de la moitié des salaires versés, ceci sans compter les dernières décisions du gouvernement.

Ces cotisations financent la sécurité sociale. Elle est compensée par l’État par la CSG payée à 97% par les salariés. En fait cette "aide à l'entreprise" est une aide fournie par les salariés invisible dans les comptes d'exploitation qui alimente le bilan au profit de la société. Il faut la faire apparaître dans les comptes et les déduire de la charge comptée pour leur salaire.

A l'inverse, le coût du capital résultant de la prise excessive d'intérêt (par rapport à la part du capital social dans le bilan) peut être considéré comme la rémunération de la caution; elle doit alors figurée dans le compte d'exploitation comme coût du capital.

Les salariés "aiment leur entreprise", elle leur permet leur besoin d'activité, d'exister dans la ville et de leur assure les moyens d'existence nécessaires à leur famille. Ils en souhaitent la pérennité.

L'intervention des salariés est nécessaire. Ils ont leur place dans les conseil d'administration en proportion du capital qu'ils amènent. La société ne doit pas être sur représentée comme aujourd'hui, mais conformément au poids du capital social dans le bilan de l'entreprise.