6 mars 2014

L'emploi à vie, c'est fini

L'emploi à vie, c'est fini. C'est une certitude socialement consciente en France depuis bientôt un demi-siècle, depuis le rapport Ortoli de 1967. Mais pourquoi est-ce présenté comme une découverte d'aujourd'hui?

Plus que la croissance de la richesse, c'est celle de la productivité qui peut produire le progrès social. Compter simplement sur la croissance, c'est compter sur les miettes du banquet des plus riches pour améliorer le sort des plus pauvres.

La part du diable (Pierre Larrouturou)
Pierre Larrouturou déploie le parti (Nouvelle Donne) qu'il  vient de fonder sur la base de vingt propositions. Dans son meeting du 20 février 2014 à Rennes, il a parlé de la part du diable, en référence à la part des anges tirée du volume d'alcool qui s'évapore durant le vieillissement en fût. Depuis 1981, l'équivalent 150% du PIB s'est évaporé de la masse salariale dans les marchés financiers privant d'autant la société de richesses au profit des valeurs virtuelles sur lesquelles se bâti le système financier.

L'idée d'une mobilité nécessaire des salariés sur des postes de travail qui évoluent précède de dix ans le premier choc pétrolier. Dès le cinquième plan, l'intelligence publique du commissariat au plan était mobilisée sur la question.

Le rapport Ortoli  (1967) préconise la mise en place rapide d’une "infrastructure de l’adaptation", destinée à concilier la recherche du plein emploi et la plasticité nécessaire de l’organisation productive. Il est question, d’une bonne organisation du marché du travail, de garanties sociales substantiellement améliorées pas seulement, dans le cadre de conversions ou de concentrations, et enfin d’une "organisation de la prévention lorsqu’elle est possible, afin de préparer les mutations prévisibles avec soin, et en mobilisant l’ensemble des moyens disponibles, afin aussi d’éviter les à-coups inutiles, d’aménager et de faciliter les transitions et de concilier autant que faire se peut mobilité économique et politique d’aménagement du territoire".

Mais dix ans après, avec le premier choc pétrolier, deux réponses sont apportées à la question de la mise en place de l'infrastructure de l'adaptation chère à Ortoli:
  • le traitement simpliste de l'immigration*,
  • le traitement spécial de l'emploi des jeunes**.
De ces réactions, nous gardons le développement inimaginable (dans les années 1970) des thèses racistes et communautaires (religieuses?) et l'obsession de la baisse du coût du travail après la multiplication des exonérations sociales et fiscales.

Raymond Barre a multiplié les "dispositifs d'aide à l'emploi des jeunes" faits d'exonération des cotisations sociales et de prise en charge par l’État des rémunérations des rémunérations. Puis la précarité s'est développée avec les divers emplois aidés, les CDD, l'intérim. Les 35 heures ont étendu l'exonération de cotisation patronale à la moitié des salaires versés en France. Et le nombre de chômeurs ne se réduit pas.

En fait, le modèle "parfait" de l'emploi à vie comptée est celui du journalier, ou du canut, le modèle du travail au dix-neuvième siècle. Un entrepreneur a besoin de force de travail pour une opération; il recrute les travailleurs dont il a besoin pour produire le travail nécessaire à cette opération et s'en sépare à la fin: c'est le statut de mission. Comme les droits sociaux sont liés aux contrats de travail, ils sont perdus à la perte d'emploi, au mieux remplacés par la bienfaisance publique (CMU) ou privée (restaus du cœur, épicerie sociale, samu social, etc.).

L'activité économique se réduisant de moins en moins au rythme des collections des canuts, les projets devenant plus importants et surtout plus sophistiqués, le vingtième siècle a inventé l'entreprise conduite par un patron grand capitaine qui compose avec tous les facteurs de production: capital et travail. Et, jusque dans les années 1970, la stabilité de l'environnement des entreprises était suffisante pour fonder les droits sociaux sur l'emploi.

Repères revendicatifs pour un nouveau statut du travail salarié
Aujourd'hui, dans un monde où l'emploi n'est plus à vie, la protection sociale de peut plus être fondée sur l'emploi. La CGT a conçu le nouveau statut du travail salarié comme le moyen d'assurer le développement social et professionnel des salariés par la formation et la mobilité dans l'emploi. L'emploi à vie, c'est fini et cela doit permettre l'enrichissement des parcours professionnels. L'augmentation de la productivité doit servir le progrès social et ne pas grossir la part du diable.

Un demi-siècle de précarisation des statuts, d'exonération sociale et fiscale ont conduit l'économie à la crise - est-ce le bon mot quand elle frappe depuis cinq ans (au moins). Dans l'esprit des auteurs du rapport Ortoli, la solution était équilibrée: bonne organisation du marché du travail et garanties sociales substantiellement améliorées. La solution est toujours d'actualité, la voie empruntée jusque là ayant montré qu'elle était sans issue.

[Notes]
* Jacques Chirac: "un pays dans lequel il y a 900000 chômeurs, mais où il y alus de 2 millions de travailleurs immigrés n'est pas un pays où le problème de l'emploi est insoluble". (le 19 février 1976 à l'émission télévisée "l'événement")
** Les dispositifs pour les jeunes des pactes pour l'emploi entre 1977 et 1980: embauche (CDD au moins de 6 mois) avec exonération de charges sociales,  apprentissage avec exonérations de charges sociales, stages de 8 mois avec rémunérations prises en charge par l’État, contrats emploi-formation avec participation de l’État à la rémunération et exonération de charges sociales patronales, stages pratiques en entreprise de 6 à 8 mois avec rémunération assurée par l’État.