Dans nos sociétés contemporaines, où l’abstraction froide des chiffres et des discours techniques prétend souvent écraser toute forme d’humanité, ce numéro d’été de Politis choisit une voie audacieuse : une plongée au cœur des émotions qui agitent la politique.
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Politis #1872 |
À gauche, où l’on revendique la justice sociale et l’égalité, il est essentiel de redonner aux émotions la place qu’elles méritent : non comme obstacles, mais comme forces puissantes qui nourrissent l’engagement et le changement. Refuser la place des émotions en politique, c’est donc accepter une démocratie figée, incapable de se connecter aux réalités profondes des citoyen·nes.
De la droite à l’extrême droite, au contraire, les émotions servent un projet de société où la division entre les humains est érigé en principe de vie. « Le ressentiment devient une façon d’être au monde », analyse l’historien, Roger Martelli. Agiter les peurs, distiller le racisme, opposer les peuples, faire jaillir la haine : si le camp réactionnaire et nationaliste s’habille aujourd’hui en costume et inonde TikTok, il garde des stratégies mortifères bien connues.
Pour autant, toutes les émotions ne sont pas reçues de la même manière, comme le rappelle la neuroscientifique, Samah Karaki, autrice de L’empathie est politique. Ou plutôt, tout dépend celles et ceux qui les ressentent. Elles sont forgées socialement, prises dans l’organisme inégalitaire de nos sociétés.
Les émotions des femmes, des personnes racisées, handicapées ou des classes populaires ont été ainsi trop souvent dévalorisées, stigmatisées comme excessives ou irrationnelles. Cette dévalorisation est un outil de domination. L’humoriste Mulov utilise l’humour pour combattre cette inégalité, alors que les émotions, et notamment la fierté, ont aussi été l’emblème des luttes LGBT.
En revanche, exprimer ces émotions et les intégrer dans le débat politique, c’est reconnaître la richesse des expériences humaines et élargir le champ de la démocratie. Même si, dans un monde où les normes semblent inversées, « il n’y a plus guère la promesse de ‘lendemains qui chantent’ », estime le sociologue, Michel Wieviorka. Pour autant, parler de ses émotions en politique ouvre la voie à la vulnérabilité et l’empathie. Une appréhension nouvelle - et urgente - de l’ensemble du monde vivant, malgré l’éco-anxiété grandissante et les burn-out militants, dont publions des témoignages puissants.
Les émotions donnent vie à la politique, permettent de sentir ce qui ne va pas, de mobiliser, d’espérer. Elles sont le pont entre les individus et le collectif, entre l’expérience personnelle et l’action publique. Pour une gauche engagée, il s’agit d’en faire un levier de puissance, en cultivant une politique sensible, attentive aux souffrances et aux désirs, capable de nourrir un projet d’émancipation humaine.
Pierre Jacquemain