Nés dans les années 1950, nos grands frères ont fait « 68 » et nous ont ouvert un mode de vie de liberté et de plaisir. Nos pères nous ont construit une société de progrès avec un État servi par une fonction publique qui mettait toute son énergie à animer la vie économique, avec une sécurité sociale qui permettait à chacun de se soigner, de supporter ses éventuelles périodes de chômage et de bien vivre sa vieillesse. Nous avons oublié les efforts à fournir pour entretenir ce monde de progrès, certes imparfait, mais profondément humain. "Marche à l’ombre" en évitant les accidents de parcours, voilà la philosophie qui a conduit notre vie. Nous avons construit, par lâcheté, un monde de guerre économique, religieuse, identitaire. Il est temps de se réveiller, engageons-nous !
Bien sûr, notre engagement ne peut pas être celui qui a agité les deux générations qui ont précédé la nôtre. La lutte des classes ne peut plus être menée avec les mêmes idées. Si le capitalisme a bien gagné la bataille du 20ème siècle, sa victoire ne constitue pas la fin de l’histoire. Et entre communisme et social-démocratie, le socialisme s’est révélé au mieux décevant, au pire dangereux.
Le modèle capitaliste reste au 21ème siècle celui du 15ème siècle : le détenteur du capital donne du travail en échange d’un salaire négocié et conserve tout le surplus (le résultat du compte d’exploitation. Le 20ème siècle a bien écorné ce modèle par la négociation collective et la loi, mais, en ce début de 21ème siècle, le modèle original revient à grands pas. Avec la loi travail, la multiplication des très petites entreprises et le développement de la sous-traitance dans les grands groupes, la négociation collective s’individualise et la subordination du salarié vis-à-vis de l’employeur s’accroît.
Le modèle socialiste imposant plus ou moins la propriété publique des moyens de production ne fait pas disparaître la subordination du salarié vis-à-vis de l’employeur. Il favorise une centralisation des décisions qui accroît l’impact des éventuelles erreurs de stratégie et entraîne la constitution d’une oligarchie qui finit toujours par mener le monde dans son intérêt propre. Quand il renonce à la propriété publique, le modèle socialiste finit par ressembler beaucoup au modèle capitalisme, ce qui produit démobilisation et découragement, replis sur soi, intégrisme et religiosité.
Ayant grandi dans le débat politique du 20ème siècle, il nous est difficile d’en sortir. D’autant plus que les tentatives de « troisième voie » ont montré à quel point elles pouvaient être décevantes par trop de préoccupation électoraliste. L’évolution Humaine nous donne des indications : sécuriser des ressources pour chacun, favoriser foisonnement des centres de décision pour limiter l’impact des erreurs et mettre en commun les surplus de production pour l’avenir.
Sécuriser les ressources de chacun
Partie de la Nature, l’Humanité est soumise à la loi des grands nombres. La plupart des Humains placés dans les mêmes conditions font les mêmes choses. L’avenir est déjà dans le présent, mais l’Homme a droit de véto et en use pour inventer.
La plus belle invention sociale pour sécuriser les ressources de chacun a été produite au sortir de la deuxième guerre mondiale, en France : la sécurité sociale. Basée sur la cotisation et la répartition des ressources sans épargne là où le besoin se trouve, elle couvre les risques de la vie : maladie, chômage, vieillesse.
La seconde a été produite en même temps, il s’agit du statut de la fonction publique qui rémunère la qualification du fonctionnaire au fil d’une carrière qui avance au fur et à mesure de l’exercice de sa fonction. C’est sa qualité propre qui est rémunérée et il en conserve le bénéfice à la retraite.
Le succès de ces inventions se mesure à leur poids dans le PIB : 700 Md€ sur 2 000 Md€, c’est 35% du PIB, près de 60% des salaires. Les salaires représentent les deux-tiers du PIB. Une cotisation permettant de mobiliser les deux-tiers de la valeur ajoutée répartie entre toute personne de plus de 18 ans assurerait la sécurité de ressources pour les employés, les chômeurs et les retraités.
Chacun fournit à la société le produit de sa qualification et de son travail. Faisons l’hypothèse de cinq niveaux de qualification et d’une durée d’activité allant de 18 à 60 ans. Il faut imaginer une rémunération qui favorise le niveau de qualification et l’activité :
- Pour inciter à parfaire sa qualification, proposons un gap inter-niveaux de 20%. La qualification étant acquise par la formation initiale et continue et la validation des acquis de l’expérience et validée par l’institution académique, chacun dispose de 42 ans pour évoluer.
- Pour inciter à l’activité, proposons de déployer une carrière qui double la rémunération de 18 à 60 ans avec une évolution annuelle quand on travaille (pour une entreprise, pour l’État ou au sein d’une association reconnue), qu’on se forme ou toute autre activité reconnue socialement utile (enfants en bas âge, soutien à des proches en dépendance, etc.). Hors d’une de ces positions d’activité, l’évolution de carrière ne se produit pas.
Quelques hypothèses et éléments statistiques sont nécessaires pour vérifier la viabilité de la proposition : une population de 64 M de personnes dont 34 M entre 18 et 60 ans et 16 M de plus de 60 ans, cinq niveaux de qualification comptant respectivement 20, 15, 11, 10 et 8 M de personnes ayant à se partager 1 461 Md€ sur un PIB de 2 181 M€.
Avec ces hypothèses – ce tableau évoluerait automatiquement avec la croissance – l’échelle des salaires serait la suivante :
Carrières selon le niveau de qualification |
Pour donner un nom à cette proposition, prenons celui de Bernard Friot dont elle s’inspire : le salaire à vie.
Tous les parcours sont possibles :
- Quelqu’un pourrait rester sans qualification et ne pas travailler, il resterait à 1 063,82 € toute sa vie, y compris après 60 ans.
- En général, on obtient le bac à 18 ans. Les bacheliers (N3) commenceraient leur carrière à 1 531,90 € ce qui leur donnerait les moyens de poursuivre des études supérieures à plein temps et de changer de niveau.
- Les plus de 18 ans en apprentissage, quel que soit leur niveau, pourraient s’y consacrer à plein temps aussi en déployant leur carrière.
- La formation continue pourrait être ouverte aussi à plein à n’importe quel moment de la vie.
- L’expérience pourrait être valorisée, le delta entre ce qu’elle a apportée à la qualification de la personne et le niveau d’exigence pour obtenir le niveau visé pourrait être acquis aussi à plein temps tout en voyant l’évolution de sa carrière maintenue comme son revenu.
Quant au « coût du travail », les grands groupes contribueraient à la masse salariale à un niveau bien supérieur à leur contribution actuelle, la plupart des entreprises y gagneraient un compte d’exploitation plus favorable.
Le coût « maladie » serait allégé de sa partie remplacement des salaires actuels et continuerait à être couvert par une cotisation sur chaque salaire au taux nécessaire et suffisant ou par l’impôt si nous voulons que la contribution au risque maladie soit progressive selon le salaire.
Pour « gagner plus », il faudrait créer une entreprise. Cela peut mobiliser ceux qui le souhaitent et qui garderaient leur salaire et, à condition de ne pas se limiter au rôle de rentier, l’évolution de leur carrière en parallèle.
Favoriser l’initiative et entretenir la production des surplus
En moyenne, les sociétés d’actionnaires (SA) ne fournissent qu’un tiers des ressources mises dans les actifs de l’entreprise et elles accaparent tout le résultat des exercices. Or, si le capital rend possible le travail en contribuant aux actifs, c’est bien le travail qui produit la valeur ajoutée. C’est bien le travail qui rembourse les dettes qui complètent (au deux-tiers) l’apport de la SA.
Le capital doit être rémunéré et cette rémunération doit apparaître dans le compte d’exploitation pour que le résultat du compte d’exploitation soit mis en réserve et alimente les ressources de l’entreprise. En fin d’exercice, la rémunération de la SA amputerait d’un tiers en moyenne le résultat, les deux-tiers étant mis en réserve. La SA répartirait ensuite les dividendes entres ses actionnaires en fonction de leur portefeuille d’actions.
Pour compléter l’apport des actionnaires, les banques mobilisent de l’argent qu’elles n’ont pas (dix fois ce qu’elles ont). "Too big to fail !", les banques prennent d’énormes risques que les États doivent couvrir pour éviter les catastrophes. Il faut en limiter la taille. Le financement des entreprises pourrait y contribuer en les autorisant à compléter l’apport de la SA de deux fois leur niveau. Tant qu’elles restent dans une stratégie de développement, elles n’auraient pas à rembourser ce complément de ressources qui pourrait augmenter au fil des mises en réserve.
Sur les 720 Md€ de profits tirés des 2 181 Md€, chaque année, 480 Md€ seraient mis en réserve, le reste serait distribué aux actionnaires et propriétaires lucratifs. L’investissement est bien le produit des surplus produits par le travail et est réinvesti selon la stratégie de l’entreprise. Le gouvernement de l’entreprise serait formé au tiers de représentants de la SA et aux deux-tiers de représentants du collectif de travail.
L’entreprise devient indépendante de la SA. Le capital peut toujours changer de main sans que ce changement mette en cause la stratégie de l’entreprise. Bien sûr, les fonctions de président (de la SA) et de directeur général (de l’entreprise) doivent être séparés.
Le manifeste 21
Le manifeste 21 vise à mettre en œuvre deux réformes : celle de l’entreprise (création d’un statut juridique différent de celui de la SA, gouvernement indépendant de celui de la SA) et celle du salaire à vie. Il peut être mis en œuvre de façon intelligente par la réforme ou, comme celle de l’État providence, après une guerre (inéluctable dans le modèle capitaliste) – c’est une question de maturité sociale.