17 août 2015

La guerre civile ou la fraternité ?

Depuis quarante ans, les gouvernements ne cessent d’imaginer des politiques centrées sur le coût du travail pour développer l’emploi. Aucun objectif n’est tenu et la société en sort abîmée.

Les salariés doivent quitter la barque qui les faisait vivre, eux et leur famille, en nombre de plus en plus important. Pourquoi ceux qui sont encore dans la barque accepteraient-ils de sauter ? Quel est l’intérêt pour eux de la voir continuer son chemin, sans eux ? Quel intérêt peuvent trouver ceux qui restent dans la barque de travailler pour des rations moins grosses tout en sachant qu’ils ont toutes les chances d’avoir à sauter ?

Quarante ans de politique du coût du travail

Les sondages montrent l’attachement des salariés à leur travail, à leur entreprise même. Dans les années 1980, les salariés ont accepté un recul de 10% de PIB des salaires (COTIS, 2009), les profits ont augmenté de 10% de PIB, mais l’investissement est resté stable. La baisse des salaires devait augmenter les investissements !

Part des salaires dans la valeur ajoutée des société non financières (COTIS,J.-P., 2009).

Après la décennie de l’augmentation du chômage et de la mise en place de l’individualisation des salaires, celle de 1990 a été ouvert le cycle des réformes des retraites et des exonérations de cotisations patronales. Chaque année les entreprises sont exonérées de près de 30 Md€ par an (ELBAUM, 2015).

A peine installé dans ses fonctions de Premier Ministre, Jean-Marc Ayrault commande un rapport sur la situation de l'économie française et la compétitivité de ses différents secteurs d'activité (GALLOIS, 2012). Après sa présentation, il lance le Crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (ou CICE) : 4% de la masse salariale de l'entreprise hors salaires supérieurs à 2,5 fois le SMIC le 1er janvier 2013 porté à 6% en 2014, soit 20 Md€ après cette augmentation. Ce crédit d’impôt s’ajoute aux 30 Md€ d’exonération de cotisation patronale, 50 Md€ pour l’emploi avec un bien maigre résultat.

Exonérations de cotisations patronales
Comment réagir à cette constante politique des quarante dernières années ? Les deux syndicats qui comptent proposent aux salariés deux stratégies différentes :
  • La CFDT les pousse à accepter les aménagements du droit du travail au nom de l’emploi et signe l’accord national interprofessionnel sur la compétitivité des entreprises et la sécurisation de l’emploi (MEDEF, UPA, CGPME & CFE-CGC, CFDT, CFTC, 2013), accord rapidement légalisé par le gouvernement avec la loi du 14 juin 2013 dénommée loi sur la sécurisation de l’emploi (République française, 2013).
  • La CGT essaie de les mobiliser au renforcement du droit du travail, à la rémunération des qualifications et à la mise en place d’une conduite démocratique de l’entreprise.
En 2015, la courbe du chômage ne s’inverse toujours pas et l’embellie économique ne se révèle qu’au travers d’une légère croissance sans création d’emploi.

L’entreprise, une affaire privée ?

La santé d’une entreprise est évaluée au travers de trois documents (JACQUET, 2015) :
  • le bilan, photographie des ressources et des emplois de l’entreprise entre deux exercices ;
  • le compte de résultat, compilation des mouvements financiers ou autres effectués tout au long de l’exercice ;
  • le tableau de financement, compilation des mouvements financiers contribuant aux investissements, ou non.
Les salariés ont une relation contractuelle à l’entreprise, comme les fournisseurs ou les clients, les actionnaires sont propriétaires des capitaux qu’ils apportent et des résultats qui sont générés au cours de l’exercice. La différence entre Stakeholders (fournisseurs, salariés et clients) et Shareholders (actionnaires) est bien soulignée.

Le modèle de la lutte entre salariés et
propriétaires de la société anonyme
Le principe libéral envisage l’équilibre inscrit sur le contrat comme justement déterminé par le marché.

En fait, entre les parties prenantes et les actionnaires, c’est le rapport de forces qui produit le code juridique sous lequel le contrat est rédigé, ainsi que le contrat lui-même.

Le code du travail est l’empreinte juridique produite par les événements plus ou moins violents de l’histoire sociale. Le rapport de forces de ce dernier demi-siècle a évolué en défaveur des salariés et le code du travail est fortement remis en question aujourd’hui avec sa « simplification ». En fait, ce mouvement vise à transformer les salariés en fournisseurs individuels.

Dans ce modèle, le résultat appartient aux actionnaires qui décident de sa destination comme ils ont défini la stratégie qui l’a produit.

L’entreprise menée comme une affaire privée est soumise aux excès les plus inadmissibles. L’exemple d’Orange, avec une participation de 25% dans le capital en est une preuve parlante.

En sept ans d'exercice, Orange a distribué 26 Md€ et réduit ses ressources de plus de 12 Ms€
Avec sept années de résultats positifs représentant un total 17 715 M€, les actionnaires ont prélevé 26 022 M€, soit près de 147% du bénéfice réalisé. Les ressources ont été amputées de plus de 12 Md€.

Le capital social 2014 est de 29 528 M€, les actionnaires ont pratiquement récupéré leur mise durant la période. Et si les réserves sont aujourd’hui positives à hauteur de 2 173 M€, c’est au prix d’une titrisation de dettes les repoussant de cinq ans au prix d’un doublement des frais. En 2013, les réserves étaient de -3 037 M€ devenues positive par le miracle de la comptabilité moderne.

La présence de l’Etat dans le capital à hauteur de 25% ne constitue pas une garantie pour l’entreprise. IL se comporte comme le pire des actionnaires imposant aux autres les taux usuriers constatés : la plupart du temps plus de 12%, jusqu’à 19% de frais financiers sans amortissement.

Toutefois cette externalisation du travail s’effectue en même temps qu’un mouvement inverse qui vise à obtenir de la part des salariés un engagement total dans la stratégie de l’entreprise. Le salarié devient là un collaborateur qui doit intégrer dans son comportement les objectifs du PDG, mandataire des actionnaires, totalement soumis avec le niveau de son salaire (la carotte) et la précarité de son poste (le bâton).

La CFDT adhère au mouvement visant à baisser le coût du travail dans l’espoir de produire de l’emploi en l’aménageant pour les plus en difficulté, les moins bien formé, les moins bien payés. Elle négocie une certaine démocratie dans l’entreprise.

La CGT porte un nouveau statut du travail salarié qui rémunère la qualification, assure le financement de la protection sociale et permette l’intervention des salariés dans la stratégie des entreprises. Son union générale des cadres, ingénieurs et technicien (UGICT) travaille à donner un statut juridique à l’entreprise.

L’entreprise, un bien commun

Le modèle de la collaboration entre
actionnaires et collectif de travail
au sein de l'entreprise
Le management des salariés et la tenue fréquente de réunions d’équipes, la constitution de réseaux de managers pour dynamiser leur action, la publicité donnée à la déclinaison des axes de la stratégie définie par le PDG, tout est fait pour que chacun adhère à la marche commune. Les salariés doivent exercer leur mission comme des collaborateurs.

Mais collaborer exige une communauté d’intérêt basée sur le partage des bénéfices selon sa contribution. L’actionnaire ne peut exiger la collaboration pleine et entière du salarié sans mesurer sa rémunération : la part des capitaux investis (K) par rapport aux ressources nécessaires au bon fonctionnement de l’entreprise (R).

D’autre part, l’entreprise obtient ses emprunts grâce à la caution apportée par les porteurs du capital. La rémunération de cette caution doit être intégrée dans les charges de l’exercice comme une partie des frais financiers.

Si la contribution de chaque actionnaire est déterminable avec le nombre d’actions qu’il détient, l’apport du collectif de travail n’est pas sécable et ne peut être distribué entre chaque salarié.
  • Les salaires rémunèrent chacun d’eux en fonction de sa qualification et des compétences qu’il acquière avec sa formation initiale, son expérience et sa formation continue. Ils lui permettent aussi d’alimenter leur protection sociale commune.
  • Le collectif de travail s’enrichit solidairement avec les réserves produites exercice après exercice au bénéfice de l’entreprise et partage la direction de l’entreprise avec les actionnaires au sein du conseil d’administration (K% des sièges pour les représentants des actionnaires, (1-K)% pour le collectif de travail.
La collaboration entre actionnaires et collectif de travail ne peut se réaliser qu’au sein d’une entreprise disposant d’un statut juridique distinct de celui de la société constituée entre associés ou actionnaires. La contribution de la société anonyme y est comptée, c’est le rapport entre le capital apporté effectivement et les ressources totales de l’entreprise. Cette contribution définit le montant des dividendes par rapport au résultat de chaque exercice et la taille de la représentation de la société anonyme dans le conseil d’administration de l’entreprise.

La subordination ne disparaît pas.

La subordination des salariés aux choix stratégiques ne disparaît pas avec la représentation du collectif de travail dans le conseil d’administration, même majoritaire. La représentation n’est pas la démocratie (ROUSSEAU, 2015).

Avec Keynes, la lutte des classes s’est adoucie grâce à l’institutionnalisation des rapports de forces au sein des institutions représentatives du personnel. Certains disaient même qu’elle avait disparu, rejoignant ainsi ceux qui n’y "croyaient pas" ou qui n’y voulaient croire. Cette lutte est pourtant éternelle. Elle est apparue après l’agriculture au Néolithique, lorsque les militaires ont pris le pouvoir avec les prêtres, s’imposant par la police des corps et des esprits.

La révolution française, l’abolition de l’esclavage, les lois sociales et le code du travail signent les victoires de la libération ; la dictature, la colonisation, la concurrence « libre et non faussée » ses défaites.

La féodalité de l’ancien régime, le pouvoir des héritiers qui naissent dans un berceau doré et vivent très bien sans avoir à travailler doivent être combattus. Mais les représentants, même élus "démocratiquement", doivent l’être aussi. Tout pouvoir doit trouver en face de lui un contre-pouvoir. Les IRP sont en première ligne. Les syndicats maintiennent la flamme et le grand-nombre saisit le flambeau de l’histoire quand il le faut.

Travaillons d’abord à la fraternité en faisant les réformes nécessaires à sa culture – la fraternité se cultive. Aujourd’hui, pour faire de l’entreprise le bien commun créant l’environnement propice à la fraternité collaborative, il faut limiter le pouvoir du capital à sa stricte contribution aux ressources de l’entreprise.

Pour réussir, il faut convaincre les possédants d’accepter de perdre du pouvoir et les syndicalistes, d’en prendre avec responsabilité.
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Références
COTIS, J.-P. (2009). Partage de la valeur ajoutée, partage des profits et écarts de rémunérations en France. Rapport au Président de la République, INSEE. Récupéré sur http://www.insee.fr/fr/publications-et-services/dossiers_web/partage_VA/rapport_partage_VA.pdf
ELBAUM, M. (2015, juillet 15). Rapport sur la lisibilité des prélèvements et l'architecture financière des régimes sociaux. Récupéré sur Haut Conseil du Financement de la Protection Sociale: http://www.securite-sociale.fr/IMG/pdf/rapport_sur_la_lisibilite_des_prelevements_et_l_architecture_financiere_des_regimes_sociaux.pdf
GALLOIS, L. (2012). Pacte pour la compétitivité de l'industrie française. Paris: La documentation française.
JACQUET, D. (2015, juillet-août). Finance et création de valeur. Formation interne en ligne Orange. Orange Campus.
MEDEF, UPA, CGPME, & CFE-CGC, CFDT, CFTC. (2013, janvier 11). ANI sécurisation de l'emploi. Récupéré sur DIRECCTE: http://direccte.gouv.fr/IMG/pdf/ANI_securisation_de_l_emploi-2.pdf
République française. (2013, juin 16). LOI n° 2013-504 du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l'emploi . Récupéré sur LEGIFRANCE: http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000027546648&dateTexte=&categorieLien=id
ROUSSEAU, D. (2015). Radicaliser la démocratie. Paris: Le Seuil.