France-Inter - Le grand entretien de Yannick Jadot sur France Inter
J’ai beaucoup de sympathie pour le programme qu’a présenté Jadot pour les présidentielles. J’ai une réserve qui concerne ses propositions pour l’entreprise (l’entrée des salariés dans le conseil d’administration) et je souhaite qu’un cadre social soit donné au revenu citoyen.
Démocratiser l’entreprise
Comme la plupart des syndicats de salariés, Jadot veut faire rentrer les salariés dans le conseil d’administration. Il est même plus ambitieux que la plupart des syndicats en fixant le seuil des 50%. C’est une proposition qui est séduisante quand on souhaite installer la démocratie dans l’entreprise. Mais ne peut que décevoir : le conseil d’administration est une institution de la société d’actionnaires qui n’est pas l’entreprise dont les salariés se sentent partie-prenantes.
Actuellement, l’entreprise n’a pas d’existence institutionnelle. Ce n’est que l’ensemble de la société des actionnaires et des contrat qu’elle passe avec ses fournisseurs, des contrats qu’elle passe avec ses salariés (qu’elle souhaite transférer du droit social au droit commercial – c’est le sens des réformes menées depuis le début des années 1990 – et des contrats qu’elle passe avec ses clients.
Le conseil d’administration est là pour conduire les affaires aux bénéfices de ses actionnaires et régler les conflits entre eux. Un salarié ne peut être qu’invité en son sein et ne peut prétendre qu’à un rôle de témoin. Salarié de France-Telecom, j’ai connu un conseil d’administration où les administrateurs salarié étaient assez nombreux. La démocratie ne s’y est pas vue très active.
Pour faire entrer la démocratie dans l’entreprise, il faut lui donner corps et fondement. Les institutions de la société d’actionnaires sont d’aucune utilité pour donner corps à l’entreprise et le seul fondement au pouvoir est la propriété.
En se constituant en société, les propriétaires acceptent de mettre en commun leur propriété. Dans le conseil d’administration, chacun d’eux a le poids que lui donne son portefeuille dans le capital social. S’ils ne sont pas titulaires d’actions, les salariés n’ont aucune légitimité dans le conseil d’administration. La propriété garantie aux actionnaires est constituée par le capital social, l’ensemble des fonds qu’ils ont apporté.
Le capital social est complété par des crédits apportés par les banques pour constituer des actifs (outils de production) susceptibles d’assurer la production de biens et/ou services. Mais ces actifs ne produisent rien sans travail. C’est le collectif de travail qui produit la valeur ajoutée, le produit des ventes réalisées des biens et/ou des services (chiffre d’affaires) amputée des fournitures nécessaires. C’est ici que l’on trouver le fondement du pouvoir dont doivent disposer les salariés pour faire de l’entreprise, une institution démocratique.
La valeur ajoutée appartient au collectif de travail qui en consacre un tiers en moyenne à la réparation des actifs (amortissement), au remboursement des crédits aux banques, à la confortation des fonds propres (reports à nouveau) et aux gratifications des actionnaires (dividendes) et des salariés (primes). Au fil des exercices, le collectif de travail est donc légitimement propriétaire des ressources de l’entreprise (R) hors le capital social (K).
La seule manière de fonder la démocratie dans l’entreprise est de définir juridiquement l’institution « entreprise » et de la pourvoir d’un conseil d’entreprise rassemblant les représentants de la société d’actionnaires, K/R % du conseil, et ceux du collectif de travail (1-K/R) % du conseil.
Quant à la distribution du bénéfice (B), une fois le choix du niveau de report à nouveau décidé par le conseil d’entreprise, les gratifications dépendent du poids de la propriété de la société d’actionnaires et de celle du collectif de travail dans le patrimoine de l’entreprise : les fonds propres (F) : K/F % est distribué en dividendes aux actionnaires, chacun d’eux selon leur portefeuille et (1-K/F) % en primes aux salariés selon leur « mérite » (le collectif de travail est une structure hiérarchique conduite, mais aussi démocratique – le comité d’entreprise – constituée de trois collèges : employés, cadres et dirigeants). Le président représente le conseil d’administration, le directeur général représente le comité d’entreprise.
Ainsi, la propriété des actionnaires est respectée conformément à la constitution comme celle des salariés ; ce n’est plus le « patron » qui paie le « salarié », mais le salarié qui gratifie le « patron ».
Libérer le travail
Comme Benoît Hamon, Jadot propose de mettre en place un revenu universel. Quel sens donner à ce revenu de base si la valeur ajoutée produite appartient aux travailleurs ? Distribuer un revenu universel serait faire de tous les citoyens des allocataires, alors que le travail est essentiel à la construction de l’Humanité. Et ces allocations seraient toujours trop chers pour ceux qui n’en ont pas besoin et accaparent une richesse commune (le PIB) au détriment de tous (la moitié de Français gagnent moins de 2 000 €, alors que la distribution du PIB à chaque citoyen donnerait un salaire moyen de près de 3 700 €).
En moyenne, les entreprises distribuent 2/3 de leur valeur ajoutée, mais un tiers d’entre-elles distribuent beaucoup plus (plus de 85% dans la construction) et un tiers beaucoup moins (moins de 35% dans le secteur des services immobiliers). Il est donc impossible de garantir une distribution égalitaire au niveau des entreprises. Or cette égalité est une demande citoyenne forte : même les réformes comme celle des retraites visant à diminuer les dépenses sociales s’appuient sur cette demande d’égalité. Il faut donc distribuer le PIB en mutualisant cette distribution.
La distribution du PIB à tous les adultes donnerait un salaire un peu inférieur à 3 700 €. Pour reconnaître au travail son apport et les moyens que chacun y consacre, il faut d’abord valoriser la qualification et l’expérience produite par la mise au service d’œuvres collectives au bénéfice de la société. Dans ce cadre, le revenu de base change de nature et pèse différemment sur les revenus primaires : il est pris non-plus sur les revenus distribués à chacun, mais sur le PIB avant sa distribution. Il a pour fonction de resserrer l’éventail des salaires et de garantir aux salaires les plus bas une certaine progression face à d’éventuels accidents dans la formation du PIB comme celui de la crise sanitaire en 2020.
La valeur ajoutée des entreprises appartient aux collectifs de travail, mais sa distribution doit être mutualisée au niveau national. Le produit de la cotisation nécessaire sur le salaire de chacun pour réparer les actifs de l’entreprise, rembourser ses dettes, conforter ses fonds propres et gratifier la société d’actionnaires (dividendes) et le mérite des membres du collectif de travail (primes) doit revenir à chaque entreprise. Pour résoudre cette équation, on peut imaginer un caisse nationale des salaires qui distribue le produit d’une cotisation des entreprises aux 2/3 de leur valeur ajoutée, le tiers restant étant remis aux décisions du conseil d’entreprise.