En 1930, J.M. Keynes décrit dans un court texte le défi lancé par la résolution du problème économique et l'installation d'une société d'abondance. Il estime à cent ans l'arrivée de cette transformation de la société à condition que la croissance de la démographie soit régulée, les guerres et les conflits intérieurs évités, la raison toujours mobilisée et une part des richesses de l'année non consommées pour développer les outils de productions. Dans dix ans nous y sommes.
I.
Nous souffrons aujourd’hui d’une crise aigüe de pessimisme sur l’économie. Partout on entend dire : la grande époque des progrès à pas de géant comme au 19ème siècle est désormais révolue ; la hausse soutenue du niveau de vie va marquer le pas, du moins en Grande-Bretagne ; la décennie qui vient sera probablement moins prospère.
J’estime que c’est une interprétation absolument fausse de ce qui nous arrive. Les maux qui nous frappent ne sont pas les rhumatismes du grand âge. Ce sont les troubles de croissance qu’infligent des changements trop rapides, un pénible réajustement dû au passage à une autre époque économique. L’efficacité technique s’est améliorée plus vite que nous ne pouvons absorber la main-d’œuvre qu’elle libère ; la hausse des niveaux de vie a été un peu trop fougueuse ; le système bancaire et monétaire mondial n’a pas permis au taux d’intérêt de chuter aussi précipitamment qu’il eût fallu pour rétablir l’équilibre. Malgré tout, le gâchis et la confusion qui en résultent ne nous ôtent que 7,5% de notre revenu national ; nous gaspillons un shilling et demi par livre et nous ne disposons plus que de 18 shillings et demi, alors que si nous étions plus raisonnables nous pourrions en avoir 20, soit toute la livre. Cela dit, ces 18 shillings et demi valent autant qu’une livre il y a cinq ou six ans. Ne l’oublions pas : en 1929, la production industrielle de la Grande-Bretagne en volume a été plus importante que jamais ; et l’excédent net de notre balance extérieure, ce dont nous disposons pour de nouveaux investissements à l’étranger après avoir payé toutes nos importations, a été supérieur l’an dernier à celui de tout autre pays – de fait, il a dépassé de 50% celui des États-Unis. Veut-on faire d’autres comparaisons ? Supposons que nous ayons décidé de réduire nos salaires de moitié, de répudier les quatre cinquièmes de notre dette publique et de thésauriser nos excédents financiers sous forme d’or en barre au lieu de les prêter à 6% ou plus. Nous aurions alors le profit de la France, tant enviée aujourd’hui. Mais aurions-nous amélioré notre situation ?
La dépression mondiale en cours, l’anomalie colossale du chômage dans un monde où il y a tant de besoins, les erreurs désastreuses que nous avons commises : tout cela nous empêche de voir ce qui se passe en profondeur, de comprendre véritablement où vont les choses. Je prédis que les faits donneront tort, de notre vivant, aux deux pessimismes opposés qui font aujourd’hui tant de bruit dans le monde : celui des révolutionnaires qui croient la situation si désespérée que seul un changement violent peut nous sauver, et celui des réactionnaires qui jugent notre équilibre économique et social si précaire que toute expérience serait trop risquée.
Mais mon intention dans cet essai n’est pas d’examiner le présent ou le futur proche. Je veux m’affranchir des perspectives limitées pour m’envoler vers l’avenir. Quel sera le niveau de vie dans cent ans ? À quoi pouvons-nous raisonnablement nous attendre ? Qu’est-ce qui sera économiquement possible à nos petits-enfants ?
Des temps les plus reculés qui nous ont laissé des archives – disons, de 2000 ans avant le Christ – au début du 18ème siècle, le niveau de vie de l’individu moyen, dans les foyers de civilisation de la terre, n’a pas connu de changements de très grande ampleur. Des hauts et des bas, sûrement. Des déferlements de la peste, de la famine et de la guerre. Quelques âges d’or. Mais aucun grand tournant dans le sens du progrès. Des périodes meilleures que d’autres, peut-être, de 50% - 100% au grand maximum. Tels ont été les quatre mille ans qui ont pris fin aux alentours de 1700.
Si les progrès étaient alors lents ou inexistants, c’était pour deux raisons : l’absence frappante de grandes améliorations techniques et la non-accumulation du capital.
L’inexistence d’inventions techniques majeures entre la préhistoire et une époque relativement proche de nous est vraiment impressionnante. Pensons aux acquis réellement importants dont disposait l’humanité : pratiquement tous étaient déjà connus à l’aube de l’histoire. Le langage, le feu, les mêmes animaux domestiques qu’aujourd’hui, le blé, l’orge, la vigne et l’olivier, la charrue, la roue, la rame, la voile, le cuir, le lin et le drap, les briques et la poterie, l’or et l’argent, le cuivre, l’étain et le plomb (le fer a été ajouté à la liste avant 1000 ans av. J.-C.), la banque, l’administration de l’État, les mathématiques, l’astronomie et la religion. Aucun document écrit ne signale leur apparition.
À une époque d’avant l’histoire – peut-être même dans l’un des intervalles confortables qui ont précédé la dernière glaciation –, il y a sûrement eu une période de progrès et d’invention comparable à la nôtre. Mais pendant l’essentiel de l’histoire documentée, rien de tel ne s’est produit.
La modernité est née, selon moi, avec l’accumulation du capital qui a commencé au 16ème siècle. Pour des raisons dont je ne saurais encombrer ici mon exposé, je pense que la cause initiale a été la hausse des prix due au transfert, par les Espagnols, de l’or et de l’argent du Nouveau Monde dans l’Ancien Monde, avec les profits qu’elle a rendus possibles. De cette époque à nos jours, la puissance de l’accumulation à intérêts composés – restée en sommeil, semble-t-il, pendant bien des générations – a pu reprendre vie et retrouver sa force. Et la puissance de l’intérêt composé sur deux cents ans défie toute imagination.
En veut-on une illustration ? Voici un calcul que j’ai effectué. On estime à près de quatre milliards de livre la valeur actuelle des investissements britanniques outre-mer. Ils nous rapportent un revenu : leur rendement se situe autour de 6,5%. Nous en ramenons la moitié dans notre pays afin d’en jouir. Nous laissons l’autre moitié, soit 3,25%, s’accumuler à l’étranger à intérêts composés. Et cela fait aujourd’hui deux cent cinquante ans que ce processus est en cours.
J’estime en effet que les investissements de la Grande-Bretagne outre-mer remontent au trésor que Drake vola à l’Espagne en 1580. Cette année-là, il regagna l’Angleterre avec le fabuleux butin du Golden Hind. Dans le syndicat qui avait financé l’expédition, la reine Elisabeth était une actionnaire de première importance. Sur sa part, elle remboursa intégralement la dette extérieure de l’Angleterre et équilibra son budget. Il lui restait environ 40 000 livres entre les mains. Elle les investit dans la Compagnie du Levant, qui fit d’excellentes affaires. Les profits de la Compagnie du Levant ont permis de fonder la Compagnie des Indes orientales, et les profits de cette grande entreprise ont été la base des investissements ultérieurs de l’Angleterre à l’étranger. Or, il se trouve que 40 000 livres qui s’accumulent à un intérêt composé de 3,25%, cela fait à peu près le volume réel de l’investissement extérieur de l’Angleterre à diverses dates, et cela ferait concrètement, aujourd’hui, quatre milliards de livres, l’estimation que j’ai citée plus haut pour le total actuel de nos investissements à l’étranger. Chaque livre que Drake a rapportée dans notre pays en 1580 est donc devenue 100 000 livres. Voilà la puissance de l’intérêt composé !
La grande époque de la science et des inventions techniques a commencé au 16ème siècle, elle a accumulé les inventions en crescendo après le 18ème siècle et, depuis le début du 19ème, elle innove à flot continu : le charbon, la vapeur, l’électricité, le pétrole, l’acier, le caoutchouc, le coton, les industries chimiques, l’automatisation des machines et les méthodes de la production en série, la TSF, l’imprimerie, Newton, Darwin, Einstein. Et des milliers d’autres objets et personnages, trop célèbres et trop familiers pour être énumérés ici.
Résultat ? Malgré une énorme croissance de la population mondiale qu’il a fallu équiper en logements et en machines, je crois que le niveau de vie moyen en Europe et aux États-Unis a quadruplé. La croissance du capital a été bien plus de cent fois supérieure à ce qu’elle a été dans les époques antérieures. Et nous n’avons plus à nous attendre, désormais, à une croissance démographique d’une telle ampleur.
Si le capital augmente, disons, de 2% par an, en vingt ans l’équipement du monde se sera accru de moitié et en cent ans il aura été multiplié par sept et demi. Représentons-nous cela en objets matériels – bâtiments, moyens de transport, etc.
Simultanément, les techniques de l’industrie manufacturière et des transports ont progressé plus rapidement dans les dix dernières années qu’à toute autre époque de l’histoire. Aux États-Unis, en 1925, la production industrielle par habitant a été de 40% plus élevée qu’en 1919. En Europe, des obstacles momentanés nous freinent, mais malgré tout on peut dire sans risque d’erreur que l’efficacité technique s’accroît de plus de 1% par an en taux composé. Nous en avons des preuves : les changements techniques révolutionnaires qui jusqu’à présent ont essentiellement touché l’industrie pourraient s’attaquer à l’agriculture. Peut-être sommes-nous à la veille de gains d’efficacité dans la production de denrées aussi importants que ceux qui ont déjà eu lieu dans les mines, l’industrie et les transports. À terme assez rapproché – je veux dire de notre vivant –, nous serons peut-être capables d’accomplir l’ensemble des activités agricoles, extractives et industrielles avec un quart de l’effort humain auquel nous sommes habitués.
Pour le moment, la rapidité même de ces changements nous blesse et crée des problèmes difficiles à résoudre. Les pays qui ne son pas à l’avant-garde du progrès souffrent relativement plus. Nous sommes atteints d’un mal nouveau dont certains lecteurs ignorent peut-être encore le nom, mais dont ils entendront parler abondamment dans les années qui viennent : le chômage technologique. Ce dernier apparaît lorsque nous découvrons plus rapidement de nouveaux moyens d’économiser la main-d’œuvre que de nouvelles façons de l’utiliser.
Mais il ne s’agit que d’une phase temporaire de désajustement. À long terme, le sens des événements est clair : l’humanité est en train de résoudre son problème économique. Je prédis que, dans les pays de progrès, le niveau de vie dans cent ans sera de quatre à huit fois celui d’aujourd’hui. Cela n’aurait rien d’étonnant, même à la lumière de nos connaissances actuelles. Et juger possible une amélioration de loin supérieure ne serait pas extravagant.
II.
Supposons, pour les besoins du raisonnement, que dans cent ans nous soyons tous en moyenne huit fois plus prospères économiquement qu’aujourd’hui. Hypothèse qui ne devrait manifestement surprendre personne.
Il et vrai que les besoins des êtres humains peuvent paraître insatiables. Mais ils sont de deux types. Certains sont absolus : nous les ressentons quelle que soit la situation de nos semblables. D’autres sont relatifs : nous les éprouvons pour l’unique raison que leur satisfaction nous élève au-dessus de nos semblables, nous donne un sentiment de supériorité sur eux. Il est fort possible que les besoins de la seconde catégorie, ceux qui satisfont le désir de supériorité, soient affectivement insatiables : quand le niveau général s’élève, ils s’élèvent eux-mêmes d’autant plus. Mais il n’en va pas de mêmes des besoins absolus : peut-être atteindrons-nous bientôt ; bien plus vite que nous ne le pensons tous, le point où ils seront satisfaits – au sens où nous choisirons de consacrer notre excédent d’énergie à des fins non économiques.
Voici donc ma conviction, et je pense que, plus vous y réfléchirez, plus elle vous paraîtra ahurissante. Un vrai défi à l’imagination.
Je conclus de tout cela que dans cent ans, sauf guerres majeures ou très forte croissance démographique, le problème économique aura peut-être été résolu ou, au moins, sa solution sera peut-être en vue. Autant dire que, si nous regardons loin dans l’avenir, il n’est pas le problème permanent de l’espèce humaine.
Pourquoi est-ce ahurissant ? me direz-vous. Parce que, si nous regardons le passé et non l’avenir, nous constatons que le problème économique, la lutte pour la subsistance, a toujours été le plus pressant : le problème premier de l’espèce humaine, et pas seulement de l’espèce humaine, mais de l’ensemble du règne biologique, depuis les débuts de la vie sous ses formes les plus primitives.
Nous avons donc été expressément façonnés par l’évolution naturelle – avec toutes nos pulsions et nos instincts les plus profonds – pour œuvrer à la solution du problème économique. S’il est résolu, l’humanité sera privée de son objectif traditionnel.
Est-ce bon pour elle ? Si l’on croit un tant soit peu aux valeurs réelles de la vie, on jugera au moins possible que ce soit une bénédiction. Mais je pense avec effroi au réajustement des habitudes et instincts de l’homme ordinaire, nourris en lui au fil d’innombrables générations : on va peut-être lui demander de s’en délester en quelques décennies.
Pour user du langage actuel : ne faut-il pas s’attendre à une « dépression nerveuse » générale ? Nous avons déjà une petite expérience de ce que j’entends par là : une dépression nerveuse comme il y en a tant, en Angleterre et aux États-Unis, chez les femmes mariées des milieux aisés. Souvent, ce sont des malheureuses que leur fortune a privées de leurs tâches et occupations traditionnelles. Sans l’aiguillon de la nécessité économique, cuisiner, nettoyer, coudre ne les amuse pas assez. Mais elles restent incapables de trouver d’autres activités plus distrayantes.
Le loisir est un délice auquel aspirent ceux qui gagnent leur pain à la sueur de leur front – jusqu’au jour où ils n’ont plus rien à faire.
On connaît l’épitaphe traditionnelle composée pour elle-même par la vieille femme de ménage :
Amis, ne me pleurez jamais, au grand jamais,
Car je ne ferai plus rien pour l’éternité.
C’était son paradis. Comme d’autres attendent le moment où ils auront du loisir, elle imaginait que le bonheur serait de passer son temps à écouter – car son poème avait une seconde strophe :
De psaumes et de doux airs les cieux retentiront,
Mais mot je n’aurai pas à chanter ces chansons.
Or, c’est seulement pour ceux qui les chanteront que la vie sera supportable – et nous sommes si peu à savoir chanter !
Donc, pour la première fois depuis sa création, l’homme sera confronté à son vrai problème permanent. Que faire de sa liberté arrachée à l’urgence économique ? Comment occuper les loisirs que la science et l’intérêt composé lui auront gagnés pour mener une vie judicieuse, agréable et bonne ?
Les gens d’affaires qui œuvrent de toutes leurs forces pour des objectifs peuvent nous entraîner avec eux dans l’abondance économique. Mais seules les personnes aptes à garder vivace, à cultiver, à perfectionner l’art de vivre sa vie, au lieu de se vendre pour la gagner, pourront jouir de l’abondance quand elle viendra.
Aucun pays, aucun peuples, me semble-t-il, ne peut envisager l’âge du loisir et de l’abondance sans effroi. Trop longtemps, on nous a formés pour l’effort, contre le plaisir. Pour l’individu ordinaire, celui qui n’a aucun talent spécial, notamment s’il n’est plus enraciné dans le terroir, la coutume ou les conventions bien-aimées d’une société traditionnelle, s’occuper est un redoutable problème. À en juger par les actes et les comportements des riches actuels dans tous les coins du monde, les perspectives sont vraiment déprimantes ! Ils constituent, si l’on peut dire, notre avant-garde ; ils espionnent la Terre promise pour nous, les autres, et y établissent un campement. Or, ces gens qui ont un revenu indépendant mais pas d’appartenance collective, pas de devoirs, pas de liens, ont pour la plupart échoué lamentablement, du moins à mon sens, à résoudre le problème qui s’est posé à eux.
Avec un peu plus d’expérience, j’en suis sûr, nous utiliserons l’abondance nouvelle de la nature tout autrement que le font les riches aujourd’hui, et notre projet de vie sera très différent du leur.
Pendant des lustres, le vieil Adam sera si fort en nous que nous aurons besoin de travailler un peu pour nous sentir bien. Trop heureux de nous doter de petits devoirs, tâches et routines, nous ferons plus de choses pour nous-mêmes qu’il n’est d’usage chez les nantis actuels. Mais, au-delà, nous veillerons à étaler au maximum notre beurre sur le pain – à partager le plus largement possible le peu d’emploi qui restera. La journée de trois heures, la semaine de quinze heures pourraient régler le problème pour longtemps. Trois heures par jour, c’est bien suffisant pour satisfaire le vieil Adam chez la plupart d’entre nous !
Nous devons aussi nous attendre à des bouleversements dans d’autres domaines. Quand accumuler des richesses n’aura plus grande importance pour la société, d’immenses changements se produiront dans notre code éthique. Nous pourrons nous débarrasser de nombres de principes faussement moraux qui nous encombrent depuis deux cents ans – ceux qui exaltent certains traits les plus déplaisants de l’être humain en les faisant passer pour les plus hautes vertus. Nous oserons assigner à la motivation financière sa vraie valeur. L’amour de l’argent pour l’argent – et non comme moyen d’accéder aux jouissances et réalités de la vie – apparaîtra pour ce qu’il est : un penchant morbide et assez répugnant, une de ces pulsions mi-criminelles, mi-pathologiques qu’on laisse en frissonnant aux spécialistes des maladies mentales. Toutes ces coutumes sociales, toutes ces pratiques économiques, influant sur la répartition de la fortune ou les récompenses et pénalités matérielles, que nous maintenons aujourd’hui à tout prix, si détestables et injustes soient-elles, parce qu’elles contribuent prodigieusement à promouvoir l’accumulation du capital, nous serons libres, enfin, de les éliminer.
Certes, beaucoup de gens, toujours en proie à l’intense besoin insatisfait d’avoir un but, continueront à chercher aveuglément à s’enrichir – sauf s’ils peuvent trouver un substitut plausible. Mais nous ne serons plus tenus de les applaudir et de les encourager, nous, les autres. Nous nous interrogerons, avec plus de curiosité qu’il ne serait prudent d’en avoir aujourd’hui, sur le sens profond de ce besoin d’avoir un but, un objectif – de cette « intentionnalité » dont la nature nous a presque tous dotés à divers degrés. Que signifie-t-elle ? Que nous nous préoccupons des résultats de nos actes dans un lointain avenir plus que de leur qualité propre ou de leurs effets immédiats sur notre environnement présent. L’homme « qui a un but » cherche en permanence à assurer à ses actes une immortalité fallacieuse, illusoire, en ne leur voyant d’intérêt que pour plus tard. Il n’aime pas sa chatte mais les chatons de sa chatte – et à vrai dire pas ses chatons mais les chatons de ses chatons, et ainsi de suite, toujours au-delà de l’instant présent jusqu’à l’extinction des chats. Pour lui, la confiture n’est une vraie confiture que si c’est celle qu’il fera demain, jamais aujourd’hui. Et en la repoussant toujours devant lui dans l’avenir, il s’efforce de conférer à son acte de la faire vraiment, cette confiture, de la faire bouillir, l’immortalité.
Vous souvenez-vous du Professeur dans Sylvie et Bruno (Lewis Carroll) ?
- « Ce n’est que le tailleur, monsieur, avec votre petite facture, dit une voix douce de derrière la porte. »
- « Ah, bien, je vais arranger cela tout de suite, dit le Professeur aux enfants, si vous voulez bien attendre une petite minute. C’est combien, cette année, mon brave ? » Le tailleur était entré pendant qu’il parlait.
- Eh bien, ça a encore doublé et ça double depuis des années, répondit le tailleur d’un ton revêche ; et je voudrais bien mon argent maintenant. Ça fait deux mille livres, voilà !
- Oh, ce n’est rien, remarqua le professeur avec indifférence, tâtant sa poche comme s’il portait toujours cette somme sur lui. Mais ça vous déplairait de laisser passer une année de plus ? On arriverait à quatre mille. Qu’est-ce que vous seriez riche ! vous pourriez être roi, si vous vouliez.
- Je ne sais pas si ça me dit d’être roi, réfléchit l’homme. Mais ça fait une jolie somme ! Bien, je crois que je vais attendre…
- Bien sûr que vous attendrez ! dit le Professeur. Vous êtes un homme sensé, à ce que je vois. Bonsoir, mon brave !
- Ne devrez-vous jamais lui payer ces quatre mille livres, demanda Sylvie quand la porte se fut refermée sur le créancier.
- Jamais, mon enfant, répondit catégoriquement le Professeur. Il continuera à doubler la somme, jusqu’à sa mort. Vous voyez, ça vaut toujours la peine d’attendre un an de plus, si c’est pour gagner le double.
Peut-être n’est-ce pas par accident que ceux qui ont le plus œuvré à introduire au cœur de nos religions la promesse de l’immortalité ont aussi été de grands promoteurs du principe de l’intérêt composé, très attachés à cette institution humaine éminemment tournée vers l’avenir.
Je nous vois donc libres de revenir aux principes les plus sûrs de la religion et de la vertu traditionnelles : la cupidité est un vice ; l’usure est un délit ; l’amour de l’argent est exécrable ; sur la voie de la vertu et de la sagesse, les plus sincères sont ceux qui pensent le moins au lendemain. De nouveau, nous allons donner priorité aux fins sur les moyens. préférer le bon à l’utile. Honorer ceux qui peuvent nous apprendre à bien cueillir, vertueusement, l’heure et le jour, les êtres charmants qui savent prendre plaisir aux choses, les lis des champs qui ne travaillent ni ne filent.
Mais attention ! le temps n’est pas encore venu. Pendant au moins cent ans encore, il nous faudra mentir, à nous-mêmes et aux autres, prétendre que le juste est injuste et que l’injuste est juste, parce que l’injuste est utile et que le juste ne l’est pas. Il nous faudra continuer encore un peu à adorer les dieux de la cupidité, de l’usure et de l’anticipation prudente, car ils sont les seuls capables de nous conduire à l’air libre, hors du tunnel de la nécessité économique.
Je m’attends donc, à un horizon pas si éloigné, au plus grand changement qui ne se soit jamais produit dans l’environnement matériel de la vie pour tous les êtres humains. Mais son avènement sera progressif, bien sûr, pas cataclysmique. En fait, il a déjà commencé. On voit bien quel va être le cours des choses. Il y aura simplement des classes, des catégories de personnes de plus en plus nombreuses, pour lesquelles le problèmes de la nécessité économique auront pratiquement disparu. Le basculement décisif aura lieu quand cette condition se sera tellement généralisée que la nature du devoir de chacun envers son prochain aura changé : il restera raisonnable d’œuvrer pour le bien-être économique des autres alors qu’il ne le sera plus d’œuvrer pour le sien.
Quatre facteurs détermineront le rythme de notre avancée jusqu’au bonheur économique qui est notre destination : notre aptitude à réguler la croissance démographique ;notre détermination à éviter les guerres et les conflits intérieurs ; notre volonté de confier à la science la direction de ce qui relève de la science ; et le taux d’accumulation, fixé par la marge séparant notre production de notre consommation – ce dernier facteur se réglera aisément de lui-même si les trois premiers sont assurés.
Dans l’intervalle, de modestes préparatifs à notre destinée ne feront pas de mal : encourageons, expérimentons les arts de vivre, autant que les activités « à but futur » !
Et surtout, ne surestimons pas l’importance du problème économique ! Ne sacrifions pas à ses prétendus impératifs des soucis plus élevés et plus durables ! Ce problème devrait être l’affaire de spécialistes – comme les soins dentaires. Si les économistes réussissaient à devenir, aux yeux de tous, des professionnels modestes et compétents, à égalité avec les dentistes, ce serait merveilleux !